(Cour de cassation – Chambre civile 1 – 11 juillet 2019 – n° 18-19415)
Les dispositifs juridiques pour transmettre son patrimoine
Le droit du patrimoine familial comprend de multiples techniques juridiques permettant de transmettre tout ou partie des biens, du vivant du propriétaire ou en suite de son décès. Les plus connues, dans chaque catégorie, sont la donation et le testament.
L’une et l’autre constituent des libéralités, c’est à dire des transferts de propriété sans contrepartie, à la différence de la vente qui suppose un équilibre entre le bien acquis et le prix payé.
Toutes les libéralités, du vivant du donateur ou à cause de mort, possèdent cette caractéristique commune d’être prises en compte au moment de l’ouverture de la succession.
Le notaire en charge des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession va en effet collecter toutes les donations effectuées du vivant de l’auteur et les ré-intégrer pour reconstituer, de manière quelque peu fictive, son patrimoine et le partager selon les règles légales touchant à la réserve héréditaire et à la quotité disponible. L’ensemble des biens existant au jour d’ouverture de la succession auxquels s’ajoutent les biens donnés du vivant de l’auteur, constituent « la masse partageable ».
Ainsi le prévoit l’art. 825 du code civil :
« La masse partageable comprend les biens existant à l’ouverture de la succession, ou ceux qui leur ont été subrogés, et dont le défunt n’a pas disposé à cause de mort, ainsi que les fruits y afférents.
Elle est augmentée des valeurs soumises à rapport ou à réduction, ainsi que des dettes des copartageants envers le défunt ou envers l’indivision.«
En revanche des opérations juridiques telles que la vente, l’apport en société ou l’échange, qui ont eu pour conséquence de modifier le contenu et peut être la valeur du patrimoine du défunt ne sont pas prises en compte.
Qui plus est, toutes les libéralités consenties à un héritier sont rapportables, c’est à dire qu’elles sont considérées comme une avance sur sa part successorale et leur montant est déduit, selon des modalités parfois complexes, de ce que reçoit un héritier au cours du partage final.
En ce sens, l’art. 843 du code civil :
« Tout héritier, même ayant accepté à concurrence de l’actif, venant à une succession, doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu’il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement ; »
Enfin, on sait que les donations et les ventes sont toutes deux soumises à un régime fiscal, mais bien différent. Les droits et taxes perçus par l’Etat à l’occasion d’une vente sont bien inférieurs à ceux qu’il prélève à l’occasion d’une donation.
Grande est alors la tentation de dissimuler une donation sous l’apparence d’une vente, pour favoriser un héritier plutôt qu’un autre et/ou pour ne verser au fisc que la portion congrue.
Les principes de la donation déguisée
Le montage (frauduleux, évidemment !) est très connu des avocats spécialistes en droit successoral, et fort simple : le propriétaire déclare vendre un bien à un de ses héritiers, moyennant un prix qui est fixé dans l’acte, sous seing privé ou notarié selon que la chose vendue est un meuble ou un immeuble. Mais ce prix est inférieur à la valeur réelle du bien ; l’acquéreur fait une « bonne affaire » puisqu’il économise la différence entre la valeur réelle de l’objet de la vente et le prix déclaré et versé. Le vendeur et l’acheteur n’avaient pas la volonté réelle de vendre le bien, mais bien celle de le donner, au moins en partie.
Chaque fois que les tribunaux relèvent une telle manipulation, ils la re-qualifient en « donation déguisée » et lui appliquent le régime juridique et fiscal de la donation en lieu et place du régime de la vente.
C’est une excellente sanction puisque le but des fraudeurs ne peut plus être atteint et que les droits des autres héritiers et du fisc sont rétablis. Ce n’est pas la seule, le ou les héritiers qui ont été contraints de saisir les tribunaux pour faire établir la fraude peuvent obtenir des dommages-intérêts à titre de réparation.
Exemple de donation déguisée
Encore faut-il ne pas tomber d’un travers dans l’autre et punir au delà de ce qui est juste.
La Cour de Cassation vient, dans l’arrêt dont ci-dessus références, de le rappeler (sèchement) à une cour d’appel.
Dans un procès soumis au tribunal, puis à la Cour d’Appel d’Aix en Provence, il apparaissait qu’un père avait, par acte notarié du 14 avril 2009, vendu à un de ses deux fils, par l’intermédiaire d’une S.C.I. (société civile immobilière), un immeuble, pour le prix de 205.000 €. En réalité, la valeur de cet immeuble, déterminée par un expert, était de 336.000 €. Il y avait donc une sous évaluation de l’ordre de 40 %.
A l’ouverture de la succession du père, les autres héritiers (dont le conjoint survivant) demandèrent, à l’amiable, puis n’obtenant pas satisfaction, en justice, que cette opération soit qualifiée de donation, réintégrée dans la masse partageable et donne lieu à rapport pour son montant total, soit 336.000 €.
On ignore la solution retenue par le tribunal, mais l’arrêt de la Cour d’Appel est connu : les magistrats reconnaissent, dans leur décision du 21 mars 2018, que cette opération est une vente fictive et en réalité une libéralité et ils la qualifient de « donation déguisée ». En conséquence, ils appliquent le droit relatif aux donations et décident que le notaire devra faire entrer cette donation dans la masse partageable pour sa valeur de 336.000 € et que le fils soi-disant « acheteur », injustement favorisé, devra rapporter à la succession cette même somme, laquelle sera considérée comme une avance sur sa part successorale.
Mécontent de cet arrêt (sur ce point mais aussi sur d’autres tranchés par la Cour), le fils forme un pourvoi en cassation et soutient que la Cour d’Appel a été trop loin dans l’application du droit.
Il ne conteste pas la qualification de donation déguisée et ses conséquences de principe : réintégration dans la masse partageable et rapport. En revanche, il critique le mode de calcul : ce ne sont pas 336.000 €, mais 131.000 € qui auraient du être retenus par la Cour d’Appel.
La Cour de Cassation lui donne raison et rappelle une évidence, quasi arithmétique, dans une formule juridique quelque peu technique :
« le rapport d’une donation déguisée sous couvert d’une vente à moindre prix n’est dû que pour l’avantage ainsi conféré, correspondant à la différence entre la valeur du bien donné et le prix payé. »
Dès lors, elle casse l’arrêt et renvoie l’affaire devant la cour d’appel de Montpellier. La solution est classique, conforme aux principes du droit des successions et juste.
En effet, si on reprend le mécanisme de l’opération critiquée, une chose est sûre : le fils avait, en 2009, payé à son père 205.000 € au lieu de 336.000 €. Il n’avait économisé que 131.000 €. C’est donc seulement sur cette différence entre la valeur réelle (336.000 €) et le prix payé (205.000 €) qu’a porté la donation, soit 336.000 – 205.000 = 131.000 €.
Comme un héritier n’est tenu de déclarer et rapporter que les donations pour leur montant, c’est bien 131.000 € seulement qui doivent être pris en compte par le notaire pour le calcul de la masse partageable et le rapport.
L’autre partie de l’opération reste une vente, pour laquelle le prix a été payé et qui ne saurait, ainsi qu’indiqué supra, entrer en ligne de compte dans le partage successoral. C’est comme si la vente avait porté sur les 2/3 (à peu près) de l’immeuble et la donation sur 1/3 : seul le 1/3 doit être repris dans les opérations notariales.
Donation déguisée ou recel successoral ?
A ce stade, l’avocat spécialiste en droit des successions ne peut manquer de constater que ne semble pas avoir été posée la question du recel successoral.
Pourtant, en participant activement à une opération qui dissimulait une donation sous les apparences d’une vente, l’ « acheteur » a, délibérément, pris les moyens de cacher un avantage dont il bénéficiait et qu’il n’aurait pas besoin de rapporter à la succession, et ce en violation du droit applicable.
Il pouvait bien s’agir d’une fraude ayant pour finalité de rompre l’égalité des droits entre co-partageants, donc d’un recel successoral, au sens de l’art. 778 du code civil, qui énonce de lourdes sanctions :
« Sans préjudice de dommages et intérêts, l’héritier qui a recelé des biens ou des droits d’une succession ou dissimulé l’existence d’un cohéritier est réputé accepter purement et simplement la succession, nonobstant toute renonciation ou acceptation à concurrence de l’actif net, sans pouvoir prétendre à aucune part dans les biens ou les droits détournés ou recelés. Les droits revenant à l’héritier dissimulé et qui ont ou auraient pu augmenter ceux de l’auteur de la dissimulation sont réputés avoir été recelés par ce dernier.
Lorsque le recel a porté sur une donation rapportable ou réductible, l’héritier doit le rapport ou la réduction de cette donation sans pouvoir y prétendre à aucune part. »
Mais les circonstances spécifiques ont peut être amené les uns et les autres à écarter cette hypothèse, notamment parce que la sous-évaluation n’avait pas d’autre intérêt que fiscal et que le bénéficiaire s’est rapidement ouvert, auprès des autres de la nature réelle de son « achat ».