(Cour de Cassation – 1ère chambre civile – 3 octobre 2018 – n° 17-26020)
Un couple, non marié, Monsieur X et Madame Z, achète, le 12 juin 1996, par acte notarié, un immeuble qui va servir de logement familial. Soucieux qu’au décès du premier d’entre eux, le survivant puisse continuer à vivre dans cet immeuble sans être importuné par des héritiers, ils se voient proposer, par leur notaire ou leur avocat spécialiste en matière de succession, une clause fort ancienne, connue sous le nom de « tontine », mais que les juristes préfèrent dénommer « clause d’accroissement ».
Il s’agit d’une clause insérée dans un contrat de vente, lorsqu’il y a plusieurs acquéreurs. Ces derniers prévoient, par cette disposition, que la pleine propriété de ce bien, reviendra au dernier des survivants, après le décès de l’autre ou des autres co-acquéreur(s).
Par une sorte de fiction juridique, une seule personne sera, « in fine » considérée comme ayant été le seul propriétaire depuis la signature de l’acte de vente.
Avantage technique de cette formule : puisque le survivant est considéré comme ayant été le seul et unique propriétaire depuis l’acte d’achat, le bien n’entre donc pas, même sous forme de fraction, dans l’actif de l’héritage du ou des autres acquéreurs pré-décédé(s).
Ce qui permet à une personne de transmettre un bien à une autre, en contournant la règle de la « réserve héréditaire » et de « la quotité disponible » ou tout autre impératif en matière de droit des successions.
Un père peut ainsi favoriser sa compagne au détriment de ses enfants ou petits enfants : elle et lui font ensemble l’acquisition d’un immeuble, à parts égales ou non, et assortissent l’acte de la clause d’accroissement. Si l’homme décède le premier, sa compagne se retrouve propriétaire de la totalité de l’immeuble, sur lequel les enfants du défunt ne pourront rien revendiquer au titre de la succession, puisque l’immeuble sera réputé dans le patrimoine de la compagne depuis l’acte notarié et n’aura jamais figuré dans le patrimoine du défunt.
On comprend dès lors que la tontine ait, depuis longtemps, trouvé des adeptes dans les couples qui ne voulaient (ou ne pouvaient) pas se marier ; elle se substitue à l’adoption d’un régime matrimonial ou à la donation au dernier vivant, qui sont réservées aux couples mariés.
En revanche, depuis plusieurs dizaines d’années, cette technique ne présente aucun intérêt fiscal. En effet, pour prévenir une « optimisation » qui n’aurait pas manqué de se répandre largement, les services du ministère des finances ont assimilé la clause d’accroissement à une transmission par voie de succession et ont imposé les mêmes pourcentages et barèmes de taxes.
Si la question de la propriété se règle, aisément, au dernier décès, peuvent se poser, du vivant des uns et des autres acquéreurs, des problèmes afférents à la jouissance du bien.
Tel est le cas en l’espèce jugé par la Cour de Cassation dans son arrêt dont ci-dessus références.
L’immeuble acheté par les deux concubins pour être le logement familial est bien occupé par les deux ensemble pendant plusieurs années.
Malheureusement, l’état de santé de Madame Z se dégrade à tel point qu’elle doit être accueillie en maison de retraite et placée sous tutelle par jugement du 14 février 2002.
Le temps que l’organisation se mette en place, Monsieur X va, à partir de 2004, occuper seul l’immeuble et bénéficier, de fait, d’une jouissance exclusive.
Il n’abandonne pas pour autant sa compagne et, pendant plusieurs années, il lui apporte son aide financière et son assistance pour les soins qu’elle doit recevoir.
La situation change, semble-t-il, puisqu’en 2011, la justice nomme un nouveau tuteur. Ce dernier rencontre des difficultés pour équilibrer le budget de sa protégée et se tourne alors vers l’ancien concubin, auquel il réclame, en justice, le paiement d’une indemnité d’occupation.
Arguant de ce que Madame Z ne peut plus profiter de son bien en l’habitant, il sollicite une compensation financière, équivalant à la moitié de la valeur locative mensuelle de l’immeuble ; puisque Monsieur X bénéficie seul de la totalité de la maison qui a été acquise par les deux, il doit à son ex-compagne une indemnité d’occupation. En effet, s’il n’occupait que sa part de la maison, Madame Z pourrait louer l’autre part et percevoir un loyer.
Le raisonnement semble économiquement imparable et arithmétiquement bien fondé : les magistrats de la Cour d’Appel de Lyon y font droit, le 2 mai 2017 et condamnent Monsieur X au paiement d’une indemnité d’occupation au profit de Madame Z, indemnité dont le montant est équivalent à la part de loyer dont elle pourrait se prévaloir si elle louait sa part dans l’immeuble.
Ils font remonter la dette à 2006, soit 5 ans avant l’assignation en justice. En effet, selon les règles relatives à la prescription extinctive (art. 2224 du code civil), l’action en paiement ne peut concerner que les 5 dernières années. Sachant que le point de départ de ce délai de 5 ans qui « remonte le temps » est le jour de la demande officielle de remboursement ; en l’espèce, cette demande a été formulée par l’assignation.
Et les magistrats de reprendre les calculs proposés par l’expert, pour finalement retenir une dette globale de l’ordre de 13 000 €.
Monsieur X exerce le seul recours possible contre cet arrêt de la Cour d’Appel en formant un pourvoi en cassation. Il critique la décision sur plusieurs points, dont un seul mérite l’examen, estime la Cour de Cassation : le droit à l’indemnité d’occupation pour Madame Z.
La première chambre civile va, le 3 octobre 2018, censurer la Cour d’appel de Lyon, pour un motif qui ne pouvait échapper aux avocats spécialistes et tenant au régime juridique de l’indivision.
Les magistrats reconnaissent d’abord que le droit de l’indivision est applicable à ce type de situation, tout en se gardant de préciser de quelle forme d’indivision il s’agit. Mais cela ne peut être qu’une indivision de jouissance.
Cette indivision donne des droits identiques à chacun, selon l’art. 815-9 du code civil :
« Chaque indivisaire peut user et jouir des biens indivis conformément à leur destination, dans la mesure compatible avec le droit des autres indivisaires et avec l’effet des actes régulièrement passés au cours de l’indivision. A défaut d’accord entre les intéressés, l’exercice de ce droit est réglé, à titre provisoire, par le président du tribunal.
L’indivisaire qui use ou jouit privativement de la chose indivise est, sauf convention contraire, redevable d’une indemnité. »
Mais, rappellent les hauts conseillers, pour qu’il y ait jouissance privative, au sens de ce texte, il faut que l’occupation exclusive des lieux résulte de la volonté de l’indivisaire occupant et non de circonstances de fait.
Or, dans le litige à trancher, Monsieur X n’avait rien fait et ne faisait rien pour empêcher Madame Z d’occuper les lieux, c’est seulement l’état de santé de cette dernière qui l’avait contrainte à choisir la maison de retraite plutôt que le logement commun ; comme le note la Cour, « l’impossibilité pour Madame Z d’occuper l’immeuble ne résultait pas du fait de Monsieur X ».
Dans de telles conditions, c’est à tort que les magistrats de la Cour d’Appel de Lyon ont condamné Monsieur X au paiement d’une indemnité d’occupation. L’affaire devra être rejugée par une autre Cour d’Appel.
Une telle décision, parfaitement conforme au droit, peut paraître injuste, car elle prive Mme Z (ou sa succession) d’avantages auxquels elle aurait pu prétendre en sa qualité de co-acquéreur de l’immeuble.
En réalité, elle traduit, de la part du tuteur, une méconnaissance du droit de l’indivision telle que relevée par la Cour de Cassation et, peut être, une erreur de stratégie judiciaire de la part du nouveau tuteur.
Il eût probablement été plus avisé de tenter de trouver une solution amiable avec Monsieur X. Ce dernier aurait-il accepté de payer une indemnité d’occupation ou, à défaut, aurait-il consenti à une cohabitation avec un autre occupant, lequel paierait un loyer à Madame Z ? Il pouvait s’agir d’un bail classique à fin d’habitation mais aussi de contrat portant simplement sur des locaux meublés ou de toute autre forme de convention ayant pour objet un hébergement payant.
Ce type de démarche est d’ailleurs devenu obligatoire avant toute saisine de la justice : il faut pouvoir démontrer au tribunal devant lequel on va assigner qu’il y a eu, préalablement, un essai de résoudre le conflit à l’amiable.
En cas de refus de sa part de l’une et l’autre solution, c’est bien de son fait que Monsieur X aurait alors bénéficié de la jouissance privative de la maison et la demande d’indemnité d’occupation présentée par Madame Z aurait été juridiquement fondée en droit.
Mais, il se peut aussi que cette situation résulte simplement de l’inadéquation de la « tontine » au type de logement acquis : en effet, l’immeuble acquis permettait-il une cohabitation entre Monsieur X et une personne lui étant totalement étrangère ? Si tel n’était pas le cas, Monsieur X pouvait répondre que lui ne s’opposait pas du tout à une cohabitation, mais que c’était la disposition des lieux qui y faisait obstacle. Et, là encore, il eût été dégagé de toute obligation d’indemnisation.
Outre le rappel d’un point de droit assez particulier, cet arrêt offre le mérite, non seulement d’inciter les professionnels du droit des successions, notaires et avocats spécialistes, à appeler l’attention des multi-acquéreurs sur les risques juridiques et économiques de la clause d’accroissement, mais aussi à pousser les multi-acquéreurs à exposer au professionnel qu’ils ont choisi pour les conseiller, la totalité des données matérielles de leur situation personnelle, familiale et patrimoniale et de leurs attentes.
La clause d’accroissement était une solution pour ce couple, d’autres étaient possibles. Dans un cas complexe comme celui-là, un avocat spécialiste en droit des successions et compétent en indivision permet de faire gagner du temps et trouver une solution juridique viable.