(Cour de cassation – 1ère chambre – 18 mars 2020 – n° 18-19.650)
La malhonnêteté en famille serait-elle payante ? C’est la question qu’a dû se poser un enfant vis à vis de son frère, à la lecture de l’arrêt de la Cour de Cassation dont référence ci-dessus.
Il pensait pourtant avoir enfin gain de cause, grâce aux magistrats de la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence. Dans leur décision rendue le 16 mai 2018, ils avaient reconnu que des deux fils (C. et H.), seuls héritiers d’un couple marié, l’un, H., avait été, non seulement très avantagé par rapport à son frère, mais en plus de façon cachée. Cette opacité lui avait permis de passer sous silence ce large profit, au moment du règlement des successions.
Un fond de commerce cédé en secret à l’un de ses enfants
Les difficultés entre frères avaient commencé au décès de l’épouse, survenu en 1997, pour des questions touchant à la liquidation de communauté. Ces difficultés s’étaient aggravées au décès du mari, en 2001 et les successions ne pouvaient se régler. Parmi les points de friction, la valeur d’un fonds de commerce, exploité de son vivant par le père et qui aurait été cédé secrètement en 1972 à H. Ce dernier l’aurait revendu, en 1976, et en aurait encaissé le prix. Il faut noter qu’il avait soigneusement dissimulé cette opération, lors de l’ouverture de l’une et l’autre succession.
Nombre d’éléments invitaient à considérer l’opération comme suspecte. Le père avait acquis le fonds de commerce en 1955 et l’avait exploité jusqu’en janvier 1972, date à laquelle il s’était fait radier du registre du commerce. Curieusement, le frère s’était fait immatriculer, au même registre du commerce, dans la même activité que celle du fonds paternel, au moment même où son père se faisait radier.
Ensuite, le fonds avait été revendu en 1976, par acte notarié. Le vendeur en était le fils et non le père, sans qu’il soit fait référence, dans l’acte authentique, à une précédente cession du père au fils. Et H. se révélait, lorsque cela lui était demandé au cours des opérations de partage, incapable de justifier de la propriété de ce fonds.
Il était donc évident pour C. que son frère H. avait d’une part vendu ce qui ne lui appartenait pas, d’autre part encaissé le prix de vente qui aurait dû revenir à son père et donc à la succession de ce dernier. De plus, il avait tiré un avantage personnel de cette activité commerciale en s’attribuant tous les bénéfices de l’activité entre 1972 et 1976. Il n’avait, bien entendu, pu agir ainsi de son seul chef et il avait forcément, au moins le consentement de leur père. Il était dès lors évident (pour C.) que son frère avait bien été favorisé, à son détriment.
La qualification juridique des la cession du fonds en donation déguisée
S’ensuivait une procédure judiciaire, entamée en 2010, portant sur divers objets de conflit et notamment sur la qualification juridique de la cession du fonds.
La Cour d’Appel d’Aix-en-Provence suivait, en 2018, l’argumentation de C.. Elle jugeait que la cession occulte du fonds de commerce constituait une donation déguisée. En effet, cette opération avait, d’une part irrévocablement appauvri le père, d’autre part enrichi le fils H., et ce sans la moindre contre-partie. Le montant devait donc en être inclus dans l’actif de la succession paternelle, en application de la règle du rapport des donations. Selon les calculs des juges, cela se chiffrait (prix de vente du fonds + bénéfices pendant 5 ans + réparation) à la somme de 125.938 €.
En outre, la Cour reprochait à H. son silence sur cet avantage au moment de régler les successions, considérait qu’il constituait une dissimulation coupable d’une part d’actif de la succession, c’est-à-dire un recel successoral et qu’il fallait la sanctionner. Résultat, selon les dispositions bien connues du code civil, H. était privé de tout droit d’héritier sur cet élément de l’actif.
Le triomphe de l’honnêteté (du point de vue de C.) n’était que de courte durée, le temps de traitement d’un pourvoi devant la cour de Cassation, soit, en l’espèce un peu plus de 18 mois.
Qu’en est-il de l’intention libérale du donateur ?
En effet, par un arrêt hélas prévisible, la Cour de Cassation casse la décision de la Cour d’Appel sur deux points :
- si les juges ont bien démontré l’appauvrissement du père donateur, l’enrichissement corrélatif du fils bénéficiaire, ils ont omis de constater « l’intention libérale » du donateur ;
- si le mécanisme de calcul des juges est clairement exposé, en revanche ils ne se sont pas expliqués sur le montant de 125.938 €, chiffre par eux retenu pour être rapporté à la succession.
L’affaire devra être rejugée, à nouveau à Aix-en-Provence, mais par une autre chambre. Tous les espoirs sont-ils permis à C. ? On peut en douter et le regretter.
Il ne sera pas difficile d’éviter la seconde « erreur ». En effet, c’est une pure question de calcul et de rédaction. Il suffira de présenter et justifier le mécanisme aboutissant à ce chiffre ou à un autre que les nouveaux magistrats lui préfèreront.
En revanche, il risque d’être difficile de satisfaire à l’exigence de la Cour de Cassation sur le premier grief.
Les avocats spécialistes en droit des successions connaissent bien ce « mur juridique » qui est constamment élevé par la Cour de Cassation face à la re-qualification d’une opération de vente, de prêt ou autre, en donation déguisée : il faut démontrer, outre l’enrichissement de l’un et l’appauvrissement corrélatif de l’autre, que le « donateur » avait bien « une intention libérale », c’est à dire la volonté de se dépouiller d’un de ses biens, non seulement sans contrepartie, mais encore par pure générosité.
La formule est devenue, au fil de la jurisprudence de la Cour de Cassation quasiment rituelle, presque « magique » et malheur à la cour d’Appel qui ne la fera pas apparaître ou oubliera de la motiver dans sa décision : elle encourra la censure !
C’est devenu, pour tous les praticiens, un sérieux et grave problème.
Tous connaissent nombre de familles dans lesquelles, un parent a décidé d’avantager un seul enfant, par rapport aux autres, lesquels découvrent, stupéfaits, cette inégalité, à la première réunion chez le notaire ; elle est rapidement qualifiée d’injustice, et ce n’est pas toujours à tort.
En matière d’héritage, la loi place tous les enfants d’une personne sur un pied d’égalité : le patrimoine successoral est divisé en autant de parts qu’il y a d’enfants. Si l’un deux a paru mériter ou nécessiter une part plus importante que les autres, pour des raisons dont le parent est seul juge, faculté est offerte de le favoriser en lui accordant une portion supplémentaire, la « quotité disponible ». Le reste, « la réserve » sera partagé à parts égales. Il est impossible d’accorder plus, du moins en théorie.
Pourtant, tous les avocats spécialistes en droit des successions ont l’expérience des diverses formes utilisées pour tourner cette règle et favoriser un enfant bien au-delà de la quotité disponible : mise à disposition d’un logement gratuit, entretien d’un enfant au domicile, vente fictive d’un meuble de valeur ou immeuble, faux prêt qui n’est jamais remboursé, etc.
Les confidences et explications des autres héritiers, fréquemment confortées par des éléments matériels, ne laissent souvent aucun doute : le défunt a, délibérément favorisé un de ses enfants, et a fait en sorte que cela soit le mieux caché possible.
Tous ces avantages inégalitaires constituent des donations, indirectes ou déguisées. Suivant les règles du code civil, comme toutes les donations, elles devraient être ré-intégrées dans l’actif successoral et donner lieu à réduction puisqu’elles dépassent la valeur de la quotité disponible.
Oui, mais … encore faut-il convaincre les juges que ces opérations ne sont qu’une apparence qui cache en réalité une donation et, pour cela, faire une triple preuve.
Preuve facile s’agissant d’un des critères objectifs d’une donation : l’enrichissement de l’enfant, il est le plus souvent évident. Il est plus difficile de prouver l’appauvrissement du parent : accorder un prêt à 0 % ou laisser occuper gratuitement un logement appauvrissent-ils vraiment le parent ?
Surtout, il est quasiment impossible de prouver l’intention libérale si le donateur a pris le soin de ne laisser aucun écrit, de ne faire aucune confidence à un tiers. Comment démontrer ce qui a été une pensée, un désir, une intention dans l’esprit d’une personne maintenant disparue ?
La Cour d’Appel d’Aix-en-Provence l’avait bien senti et n’avait pas manqué de faire figurer dans sa motivation que cette cession du fonds de commerce par le père au fils n’était assortie d’aucune contre-partie, ce qui impliquait nécessairement qu’elle était un acte altruiste voire généreux, ce qui traduisait bien l’intention libérale. Elle a quand même été censurée.
Cette exigence de l’intention libérale est parfaitement justifiée pour qualifier une donation, elle en est une des conditions essentielles et les juges protègent ainsi les donateurs. En revanche, autant de prudence pour en établir la preuve, n’aboutirait-il pas à favoriser la transgression délibérée et préméditée de la règle de droit de l’égalité des enfants en matière d’héritage ?
Il ne fait aucun doute, pour tous, que le père a avantagé un de ses fils, mais comme sa volonté en ce sens est quasi-impossible à établir, non seulement l’avantage, aussi considérable et frauduleux soit-il, sera conservé par l’enfant privilégié, mais plus encore, il ne sera pas ré-intégré dans la masse successorale pour être partagé. Et la sanction du recel, largement méritée devra être écartée.
Prime à la malhonnêteté ? Pas forcément.
On peut préférer y voir une invitation pressante faite aux juges de préciser, détailler, analyser et caractériser tous les éléments de nature à bien faire apparaître que le parent avait la volonté incontestable de favoriser l’un de ses enfants aux dépens de l’autre ou des autres. En relevant que l’opération de cession du fonds de commerce n’était assortie d’aucune contrepartie, les magistrats de la Cour d’appel avaient choisi la bonne direction, mais ils se sont arrêtés en chemin. Si C. avait fait appel à un avocat spécialiste en droit des successions, de tels écueils auraient sûrement pu être évités !